2023.04.21
Logistique : enjeux et défis de la digitalisation en quatre questions
Digitalisation, data, automatisation… Interview croisée de deux experts de la logistique
Automatisation des entrepôts, robots préparateurs de commandes, suivi du transport en temps réel grâce à la géolocalisation, IA, ultra-personnalisation des envois…
Nous abordons aujourd’hui le vaste sujet de la digitalisation de la logistique avec deux experts : Thomas Larrieu directeur général d’Upply, start-up spécialisée dans l’offre de solutions digitales dédiées aux professionnels du transport et Antoine Pretin, vice-président de l'ingénierie au sein du groupe GEODIS, en charge des sujets d'automatisation en Logistique.
Depuis quelques années, le terme “digitalisation” est sur toutes les lèvres, et plus particulièrement dans le domaine de la logistique. Quelle définition donneriez-vous à ce terme?
Antoine Pretin: C’est d’abord un ensemble de sujets et d’outils : tout ce qui est lié aux données et leur gestion, à l’IA, mais aussi simplement les logiciels, qui sont bien souvent le premier outil de digitalisation dans un entrepôt logistique, avec les WMS (Warehouse management systems).
Thomas Larrieu: En effet, la digitalisation est d’abord synonyme d’automatisation de certains process du quotidien. C’est une première étape essentielle pour gagner en efficacité et en productivité. Mais la digitalisation va plus loin : elle est créatrice de valeur, car elle permet d’aller un cran plus loin sur la résolution de certaines inefficiences, que ce soit opérationnelles ou de marché.
A.P: Effectivement, nous ajoutons de nouvelles briques à chaque étape de cette digitalisation, qui nous permettent de pousser un peu plus loin les applications du numérique, tout au long de la Supply Chain…
Ces usages justement, à quoi ressemblent-t-ils dans votre quotidien et comment ont-ils évolué ?
A.P: Je dirais que pendant longtemps, nous n’avions pas tout à fait conscience de l’importance d’exploiter les datas que nous avions à notre disposition. La robotisation est un bon exemple pour comprendre comment ces usages ont pu évoluer avec les années.
Les tous premiers robots que l’on a pu utiliser dans des entrepôts étaient plutôt des véhicules à guidage automatique, qu’on appelle AGV. Ils savaient se déplacer d’un point A à un point B, mais au moindre obstacle dressé sur leur chemin, ils restaient bloqués. Pour y remédier, nous avons mis en place des nouvelles briques, le WCS (Warehouse Control System), capable de faire la jonction entre le WMS et le robot, mais aussi le trafic manager. Concrètement, cela signifie que l’on peut non seulement donner des instructions à un robot, mais aussi les changer en temps reel. Aujourd’hui, on a des robots dits AMR (robot mobile autonome), qui sont dotés d’une certaine intelligence. Ils ont la faculté de changer de direction et prendre un autre chemin ; ils collectent et analysent des données tout au long de leur trajet, sont capables de contourner un obstacle ou de changer de destination.
AP: Nous observons une évolution similaire avec les robots qui manipulent les produits, désormais capables de savoir comment tel ou tel objet doit être pris, par quel côté, pour éviter de l’abîmer ou déchirer le packaging.
Les IA offrent enfin la possibilité d’effectuer des tâches que les humains ne sont pas capables de faire en un temps aussi réduit, ou avec une telle précision. Il nous faudrait parfois des mois pour venir à bout d’un calcul qu’une machine peut résoudre en une minute. Grâce à ces avancées, nous sommes devenus capables d’avoir une vision simple et claire sur tout ce qui se passe dans un entrepôt, et ce qu’il s’y passera demain. C’est ce qui nous permet de préparer les commandes la veille au soir et de préacheminer leur contenu au plus proche des opérateurs afin que, lorsque ces derniers arrivent sur site le matin, une partie des taches est réalisée, leur laissant seulement les missions à fortes valeurs ajoutées.
T.L: Du côté d’Upply, notre mission consiste à faciliter le travail des professionnels du transport au quotidien, grâce à des solutions digitales leur apportant de la visibilité et de l’efficacité. Le dernier service que nous avons lancé par exemple, consiste à mettre en relation, de façon intelligente et automatisée, l’offre et la demande de transport routier. Le principe existe depuis longtemps, mais la digitalisation de ce process permet d’aller beaucoup plus vite, de décupler le potentiel de mise en relation, et d’améliorer considérablement la gestion de la documentation..
De la même manière, l’efficacité de notre outil de benchmark de prix de transport est basée sur l’utilisation des nouvelles technologies. Nous avons collecté plus de 800 millions de données à ce jour. C’est grâce au machine learning que nous pouvons les traiter et délivrer en temps réel une estimation des prix de marché. Si un humain devait s’en charger, cela nous prendrait bien plus de temps…
A.P: En effet, outre le gain de temps, on améliore également nos services grâce au numérique. Dans le secteur de la grande distribution, les supermarchés sont rassurés lorsqu’une IA a repéré qu’il ferait beau le weekend suivant, et qu’il faudrait en conséquence prévoir des stocks d’eau ou de glaces. On évite les ruptures de stock… Il en va de même pour le choix de la typologie des cartons. Grâce à une intelligence artificielle, on peut optimiser le rangement dans un carton, le choisir le plus petit possible, réduire le volume nécessaire dans les camions, le volume de déchets.
T.L: La chaîne logistique doit s’adapter au cycle de vie des produits. Certaines variations sont prévisibles, mais d’autres beaucoup moins. Aujourd’hui, une vidéo virale d’un influenceur suffit parfois à déclencher des commandes massives, et donc une demande brutale de transport. Une plate-forme digitale intelligente va permettre d’y répondre en notifiant rapidement les transporteurs les plus adaptés.
Les usages sont finalement très variés. Mais voyez-vous encore des freins à la digitalisation de la logistique ?
A.P: Le premier frein, c’est sûrement le « facteur peur ». Tout ce qui est lié à la robotisation notamment fait naître certaines craintes dans l’esprit des opérateurs, qui comme nous tous, ont été biberonnés aux images d’humanoïdes angoissants dans les films et séries. Parfois, c’est aussi juste trop abstrait. Mais on s’aperçoit que dès lors qu’ils ont tenté l’expérience, ils ne souhaitent plus revenir en arrière, constatant un réel gain de temps et une baisse de la pénibilité.
T.L: Du côté du transport, l’enjeu majeur est aussi, incontestablement, l’adoption de la digitalisation par les équipes opérationnelles, ce qui nécessite d’accompagner le changement. C’est un procédé qui prend du temps, il est important de tenir compte des réticences ou des objections. Mais quand les gains d’efficacité sont tangibles, les équipes sont très contentes de gagner du temps et de pouvoir se consacrer à d’autres projets.
A.P: Il y a aussi la question des investissements, relative au temps. On ne peut pas tout digitaliser d’un coup, mais on y arrivera petit à petit. Je dirais même qu’à partir d’un certain moment, nous n’aurons plus d’autre choix que d’y investir. Il y a des emplois, des tâches que plus personne ne voudra faire. On préfèrera, comme le souligne Thomas, des métiers différents, ou en tout cas des façons de faire différentes.
Quelles sont les perspectives et les prochains développements à venir en matière de digitalisation des entrepôts logistiques et du transport?
T.L: Plus la digitalisation avance, plus la question de la gestion des données se pose. Il y a notamment un point crucial qui est celui du partage des données, car c’est bien ce partage qui permet de créer de la valeur. Le défi qui en découle, c’est de définir un format commun. La chaîne logistique fait intervenir une multiplicité de prestataires. Et aujourd’hui, nous n’avons clairement pas un langage universel.
A.P: Il y aura aussi un enjeu de personnalisation : chez Upply avec le choix d’un transporteur le plus adapté possible, et de notre côté avec des colis personnalisés, des publicités ciblées grâce à la data jointes à une commande, des produits gravés au nom du client, etc… Pour les entreprises, la personnalisation a aussi un intérêt : nous commençons à personnaliser les palettes suivant la configuration de chaque magasin, en prenant en compte l’ordre de ses rayons pour optimiser le rangement par exemple.
J’ajouterai pour finir du point de vue des perspectives tout ce qui est en lien avec la RSE (Responsabilité Sociale d’Entreprise). Je parlais plus tôt de l’optimisation de la taille des cartons, qui entre dans cette démarche de limiter la quantité de déchets en évitant le suremballage et les émissions de CO2. Amazon a été un peu précurseur sur le sujet des emballages, avec un procédé automatisé qui permet de tester tous les nouveaux produits disponibles à la vente, pour vérifier s’ils nécessitent un emballage supplémentaire ou non par rapport à celui d’origine.
En prenant un peu plus de recul, pourquoi pas imaginer préparer des commandes, avant de les avoir officiellement reçues ?
T.L: La RSE est en effet importante. Sur Upply, nous avons remarqué que des clients étaient prêts à payer un peu plus cher pour des modes de transport ou des motorisations plus écologiques. Les outils digitaux nous permettent de proposer cette solution alternative, et offriront certainement d’autres perspectives en ce sens à l’avenir…
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